Le Vautour Fauve

I.

C’est notre premier voyage hors des Etats-Unis depuis le début de la pandémie. Les vols domestiques sont bondés. Notre premier vol, de San Diego à Dallas, part en retard et les passagers se plaignent entre eux. Il y a eu des vagues d’annulations et chacun compare depuis combien de jours il se présente à l’aéroport pour obtenir une nouvelle réservation.

En revanche, notre vol international de Dallas à Londres est parfaitement calme; presque vide. Chaque passager a le choix de la rangée de sièges sur laquelle s’allonger. Le contraste est déroutant. J’étais certaine que les déplacements avaient retrouvé  le même niveau qu’avant le début des confinements. C’est le cas seulement  à l’intérieur du pays. Je comprends pour la première fois à quel point les frontières sont fermées.

Des précautions sont mises en place dans l’avion et à l’aéroport pour ralentir la transmission du virus – enfin plus ou moins. Dans les salles d’attente, il est interdit de s’asseoir sur certains sièges afin de maintenir l’écart entre les passagers. Le débarquement se fait par compartiment pour ne pas qu’on se serre dans le couloir central de l’avion. Tout le monde porte un masque… sauf pendant le service quand ils sont tous ôtés à la fois.

Le voyage en avion est devenu l’une des rares occasions pour lesquelles on dépense une fortune pour un service qui sera modifié à plusieurs reprises avant d’aboutir à un résultat final bien pire. Après plusieurs annulations de suite, nous nous retrouvons avec un trajet de dix heures de plus que l’original. Je tiens mes parents au courant de nouveaux changements à chaque étape du trajet. J’attends d’atterrir à Genève pour me permettre même d’espérer les voir. 

II.

Les frontières fermées, nous avons attendu plus de deux ans pour nous retrouver.  Nous reprenons tout de suite nos habitudes de famille. Le temps a été pluvieux en Europe tout l’été. Il s’éclaircit le jour de notre arrivée. Nous filons en montagne avec deux jours de nourriture et de vêtements pour profiter de cette rare période de beau temps. Le beau temps dure et nous y restons cinq jours. Le manque de nourriture ne nous ralentit pas grâce au format de randonnée que nous employons, mais ne parlons pas de l’état des vêtements au bout des cinq jours. 

Notre format pour la randonnée, c’est ainsi : on dort tous les soirs à la belle étoile ayant passé une partie de l’après-midi à rechercher un bivouac aussi spectaculaire que possible. Sans dépense de logement, nous nous permettons plusieurs repas en refuge. Cela nous allège les sacs à dos: peu de nourriture ; pas la tente puisqu’il fait beau. Bon, un petit gâteau au chocolat pour le premier jour quand même. Et puis un peu de matériel d’alpinisme ; on ne sait jamais quand un beau glacier se présentera. On se promène sans trop d’itinéraire. Le but c’est de passer quelques moments ensemble entourés de nos paysages préférés, libres et émus par les parois. Ce premier tour de deux jours qui en dure cinq c’est à Zermatt, sous le Cervin.

En rentrant vers Genève, nous passons deux soirs dans notre camping préféré de Grindelwald, celui qui surplombe le village. Il est un peu trop en pente, mais cela vaut le coup pour la vue. Le lendemain, nous entreprenons une traversée des alpages en face de l’Eiger.

J'aime cette photo de mon père (en haut, à gauche) car elle me rappelle une autre photo, celle de ma grand-mère (à droite). La lumière reflétée par les glaciers et les nuages me paraît la même dans les deux photos, prises déjà à quelques décennies d'écart. C'est la lumière caractéristique des Alpes. Et je me demande si un jour, les glaciers disparus, la lumière des Alpes changera elle aussi.

Nos vêtements sortent à peine de la machine que nous repartons en montagne. Cette fois c’est pour la Haute-Maurienne. On campe un premier soir en bordure de champ, près de Bessans, sous la protection de deux mélèzes et du fermier du coin. La nuit suivante, notre bivouac est un alpage parsemé de rochers tel un site mégalithique. Il fait frais et humide. Une mer de nuages monte et descend le flanc de la montagne toute la nuit comme une marée accélérée. Le matin, sur l’Albaron, la surface gelée du glacier est tellement texturée qu’on se passerait presque des crampons. Mais dès l’arrivée du soleil la glace fond et l’eau coule à travers le glacier par centaines de ruisseaux gargouillants. 

III.

Nous reprenons la route pour Clavans-le-Haut, où vit notre ami Dom avec sa compagne Cathy. C’est un village typique du pays de la Meije, tout en pierre, aux chemins étroits et aux potagers.

Le chalet de Cathy est au fond du village. L’entrée donne sur une pièce principale aux plafonds voûtés. En y entrant, je sens Eric devenir conscient, comme moi, que cette pièce est remplie de souvenirs d’oiseaux et en particulier de grands oiseaux. Il y a des bouquets de gigantesques plumes de vautours fauves. Une photo encadrée d’un gypaète en plein vol est accrochée au mur. Une brochure sur les rapaces repose sur la table. C’est tout à fait comme chez nous, sauf que chez nous ce sont des photos de vautours que j’ai faites en Afrique et des plumes de buses américaines. Pas besoin de prendre la parole pour se mettre d’accord qu’on est en train d’avoir un sacré coup de chance. Car rencontrer une personne passionnée par les oiseaux, c’est rare. 

C’est rare et c’est étonnant. C’est étonnant parce qu’on est conscient de l’effort qu’il a fallu pour arriver au niveau de connaissance qui alimente une telle passion. On se rappelle les centaines d’heures d’observation, de photographie, et de consultation de livres de référence, de manuels ornithologiques, d’applications d’identification des oiseaux, de films. On pense à nos contributions à la protection des espèces menacées, et à notre participation au recensement annuel des oiseaux de notre région. On sait que nécessairement cette personne a fait pareil

Dom et Cathy nous ont prévu une magnifique balade à travers les vastes plateaux qui font face à la Meije, avec pour destination le Pic du Mas de la Grave. Nous rejoignons le départ de sentier par une route en terre étroite et sinueuse qui fait progressivement gagner en altitude comme une ascendance thermique. 

Ceci est un pays à moutons. Les bergers et leurs chiens suivent les troupeaux à travers plateaux et pentes raides. Une caractéristique que le mouton partage avec beaucoup d’autres espèces vivantes c’est sa tendance à quelquefois mourir. Quand un mouton périt en alpage, sa carcasse y demeure. Parfois, la carcasse se trouve près du sentier où elle peut  être contemplée par les randonneurs. Toujours, elle se trouve à portée d’aile du vautour. 

Les vautours fauves, longtemps  éliminés des Alpes, nous en avons vu quelques fois mais seulement à distance. C’est en remontant le flanc du Pic du Mas de La Grave qu’on les aperçoit pour la première fois de près. Un vautour s’annonce par le doux sifflement de l’air qui passe par-dessus ses ailes. Je lève les yeux à temps pour le voir glisser au-dessus nos têtes avant de disparaître de l’autre côté de la pente. Je me sens profondément chanceuse d’avoir vécu cet instant de proximité si inhabituel en me disant que ce sera peut-être la seule fois de ma vie que cela m’arrivera. Dix minutes plus tard, une dizaine de vautours nous survolent à quelques mètres et mon point de référence en matière d’expérience normale avec les vautours s’est considérablement décalé. 

En effet, il y a une carcasse de mouton près du sentier. Atterri à côté d’elle, le vautour fauve est un tout autre oiseau. Sa tête n’est pas du tout dénudée. Elle est recouverte, ainsi que le cou, d’un duvet fin, de couleur claire. Sa posture est droite. Ses ailes, avec ses gigantesques plumes, sont délicatement repliées. Il est élégant.

Selfie au sommet du Pic du Mas de la Grave

IV.

Nous passons la nuit suivante au Refuge de l’Aigle, sous la face nord de la Meije. Il nous faut quatre heures pour y monter à partir de La Grave. C’est raide et on marche vite. Je poursuis mon souffle; l’élan de mes bras et de mes jambes m’emporte. Le sentier traverse de grandes côtes herbeuses puis des zones rocheuses et enneigées. Avec un peu de grimpe on arrive sur une crête aérienne. Le glacier du Tabuchet apparaît. Nous longeons la crête pour le rejoindre. Nous sommes à l’aise en traversant la crête mais gare au vide.

Sur le glacier, une trace serpente parmi les crevasses entrouvertes. C’est la dernière partie de l’ascension. Nous arrivons au pied d’un promontoire rocheux avec son petit refuge perché. Il y a une poignée d’autres alpinistes. A l’intérieur, des échelles montent aux rangées de couchettes qui s’élèvent jusqu’au plafond. On s’installe à table; les gardiens mettent la musique à la cuisine et servent le thé.

La lumière du soleil s’est allongée au fil de l’après-midi et vient maintenant s’éteindre sur les sommets. La porte d’entrée du refuge leur fait face: Le Pic Oriental, le Pic Central, les Quatre Dents et le Grand Pic de la Meije. Le refuge surplombe le Glacier de l’Homme, qui se déverse de la montagne comme une cascade figée dans le temps. A l’ouest, le soleil couchant remplit la Vallée de la Romanche. C’est éblouissant.

Mon cœur bat lourdement toute la nuit à cause de l’altitude. Je m’emmêle dans les duvets. Heureusement que le petit déjeuner est servi à cinq heures. J’ai les yeux encore gonflés quand nous partons en direction des sommets les plus proches. Cela en vaut la peine. La lumière de l’aube est diffuse et subtile dans sa manière d’éclairer le nouveau jour. Au loin, le Mont Blanc s’élève à l’horizon comme bientôt le soleil. 

V.

La lumière de l’aube illumine subtilement les reliefs du glacier et de nos visages et c’est en admirant cette lumière que je me souviens que je vis sur Terre, dans un système solaire tout à fait imperceptible à l’intérieur de la Voie Lactée, dans un univers rempli de galaxies, de trous noirs, d’énergie, de minuscules particules et d’énorme distances, et dont on ne sait expliquer l’origine. Chaque fois que je m’inquiète de quelle paire de talons je vais porter à un prochain mariage, je me rappelle que je ne sais pas ce qu’il y a au-delà de notre cosmos ni même si c’est une question qui se pose. 

VI.

En altitude, les espèces habituées au froid sont dépossédées de leurs habitats écologiques à mesure que la montagne se réchauffe. Je sais que pendant les deux générations précédentes ces endroits ont déjà beaucoup changé. Les glaciers fondent. Je me prépare à assister à leur disparition pendant la mienne.

L’ironie veut que l’humanité ait saccagé sa planète en s’efforçant vers le progrès. Et pourtant il y a de l’espoir puisque que le chemin du déclin n’a pas été direct. On a arrêté les essais nucléaires dans le Pacifique tout en remplissant l’océan de plastique. On émet toujours plus de carbone mais on a réussi à contrôler la production de nombreux autres polluants. Chaque année de nouvelles espèces sont annoncées éteintes. Le vautour fauve se rétablit.

Le changement climatique c’est l’extrême défi de notre ère géologique parce que c’est existentiel et que la cause – la production de gaz à effet de serre – est  inhérente au fonctionnement de toutes nos économies, c’est-à-dire à notre survie. Autrement dit, notre perpétuation  dépend de notre plus grande menace. Cela paraît inextricable. La solution c’est de tout décarboner, un exploit qui nécessite un effort collectif et un changement des modes de vie au-delà de ce qu’on a encore imaginé. Pour beaucoup, ces changements risquent d’engendrer de vraies difficultés. Il ne faudra pas les oublier. Il faut espérer que l’humanité puisse évoluer dans la complexité de sa pensée et dans l’échelle de son action pour assurer le coup.

VII.

De retour en Amérique, les frontières se re-verrouillent derrière nous avec l’émergence d’un nouveau variant. On réconforte le chat qui a fait une crise de nerfs pendant notre absence. La vie reprend son élan. Mon cerveau range soigneusement mes souvenirs de voyage pour que je puisse me concentrer sur le présent sans regretter les proches et les paysages que j’ai quittés. L’inconvénient c’est que j’ai l’impression d’avoir rêvé plus que vécu les vacances. Heureusement que l’odeur de la lessive est restée accrochée aux vêtements dernièrement lavés en Europe. Mes habits produisent des bouffées de souvenirs jusqu’à ce qu’ils soient tous à nouveau portés et passés au lavage. 

Chez nous, en France, en famille.

2 Replies to “Le Vautour Fauve”

  1. Merci Katy de ces promenades en nature. Continue, je te sens plus proche en te lisant.
    Viendrez vous le mois prochain à la reception qu’Ella fait pour son mariage ?
    C’est loin, mais on t’attend.

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